En parallèle à ce débat, l’événement très attendu de la rentrée littéraire psychanalytique est la publication en deux volumes de la correspondance inédite entre Freud et ses six enfants. Un de ces volumes,
« Sigmund Freud correspondances Anna Freud – 1904-1938 », est consacré à la relation épistolaire entre Freud et sa plus jeune fille, Anna, la seule de la fratrie qui embrassa la carrière de psychanalyste.
Un autre événement important est contenu dans ce livre, dans la préface d’
Elisabeth Roudinesco : pour la première fois, une historienne éminente de la psychanalyse reconnaît la relation homosexuelle qui a existé entre
Anna Freud et
Dorothy Burlingham.
On y trouve écrit qu’Anna et Dorothy ont noué « des relations d’intimité qui ressemblent fort à celles de deux lesbiennes », et un peu plus loin « Anna réalise son souhait d’être mère en devenant, à travers la psychanalyse, le “ coparent ” des enfants de Dorothy ». Même si ces deux affirmations restent prudentes, elles sont inédites.
« Freud a considéré qu’il s’agissait d’une famille »
Le 15 octobre dernier, lors de son audition à l’Assemblée nationale sur le thème du « mariage pour tous », Elisabeth Roudinesco a réitéré ses affirmations devant les parlementaires, mais là sans aucune pondération. Elle a déclaré que Freud « a accepté dans sa vie que sa fille Anna élève les enfants de sa compagne et il a considéré qu’il s’agissait là d’une famille : ce sont ses mots ».
On peut légitimement se demander pourquoi certains psychanalystes détracteurs du « mariage pour tous » se référent exclusivement à ce que Freud aurait pu dire ou écrire, plutôt que d’examiner, aussi et surtout, ce qu’il fit. En effet, Freud a totalement accueilli la différence de sa fille Anna, comme peu de familles le font même en 2012.
Il a fait la démarche d’accepter et de soutenir Anna, et d’accueillir sa compagne et ses enfants. Avec les mots d’aujourd’hui, on pourrait dire que Freud a non seulement accueilli la famille recomposée et homoparentale de sa fille, mais qu’il a œuvré pour que Dorothy obtienne la garde des enfants et qu’Anna ait ainsi le statut de « beau-parent » des quatre enfants de sa compagne…
Il est tout de même étonnant de savoir que tous ces éléments d’information sont disponibles depuis 1986, date de la publication de la
biographie officielled’Anna Freud, quatre ans après sa disparition, par Elisabeth Young Bruehl.
Freud savait que sa fille était homosexuelle
Pour ma part, je les ai découverts au milieu des années 1990. Devant préparer un cours sur les mécanismes de défense en psychanalyse, je me suis tournée vers le premier ouvrage consacré à ce sujet,
« Le moi et les mécanismes de défense » d’Anna Freud, publié en 1936. Je me suis donc intéressée à la vie d’Anna Freud, sa biographie et celle de son père, les ouvrages sur la famille Freud et les correspondances disponibles.
L’auteur de la biographie officielle ne le formule pas aussi précisément, mais il est clair à cette lecture que Freud savait que sa fille était homosexuelle. Il s’est rapidement imposé à moi au fil des pages qu’Anna Freud avait vécu une relation homosexuelle avec celle qui fut la femme de sa vie, sa compagne Dorothy Burlingham, et cela pendant 55 ans.
Qu’on juge selon les quelques informations suivantes… Nous sommes en mai 1925. Dorothy Burlingham est la dernière héritière richissime de la famille Tiffany, les grands joailliers américains. Elle est sujette à des crises de phobie et a une relation très difficile avec son mari Robert Burlingham, médecin-chirurgien et maniaco-dépressif, avec qui elle aura quatre enfants.
Elle fuit donc New York à ce moment-là et se rend en Autriche, car elle a entendu parler de la réputation de Freud. Elle viendra à Vienne pour le rencontrer, et mettre Robert, son fils aîné de dix ans, en analyse avec Anna Freud. Dès l’été 1925, elle s’installe dans la maison voisine de la résidence d’été des Freud, dans le Semmering, les pré-Alpes autrichiennes.
Anna écrira à un ami de la famille, Max Eitingon, en parlant des enfants :
« Je veux les avoir à moi, ou avoir quelque chose d’eux à moi… Vis-à-vis de la mère des enfants, les choses ne sont pas différentes. [...]
J’éprouve cette dépendance, ce désir d’avoir quelque-chose. Etre avec Mme Burlingham est une grande joie. »
Un schéma de famille recomposée et homoparentale
A Vienne, rapidement, Dorothy déménage et s’installe dans une rue d’un quartier populaire, au
19, Berggasse, dans l’immeuble de la famille Freud, deux étages au-dessus de leur appartement familial – alors qu’elle dispose par ailleurs d’une belle villa dans les quartiers bourgeois. Elle fera même installer une ligne téléphonique directe de son appartement à la chambre d’Anna….
Anna, de son côté, est dépeinte comme une vieille fille austère, infirmière et secrétaire de son père, mal fagotée et asexuée. Et même si elle va continuer à se consacrer à son père et à la psychanalyse, sa rencontre avec Dorothy va faire basculer sa vie.
En 1927, à 32 ans et pour la première fois de sa vie, Anna part en vacances sans sa famille, en Italie, seule avec Dorothy, sans ses enfants. Elles visiteront le lac de Côme, les îles italiennes, passeront de pension en pension, profitant du soleil, des loisirs, de la dolce vita. Anna osera même informer son père de son intention de prolonger des vacances aussi douces.
Au fil des ans, leur vie s’organise autour de la psychanalyse (notamment leur projet d’institutions pour les enfants) et des enfants de Dorothy, dont Anna et sa famille prennent soin. Robert Burlingham a fini par accepter de ne pas interférer dans la vie de son épouse, à qui il cède la garde des enfants. Nous sommes, déjà, dans un schéma de famille recomposée et homoparentale. Dans les années 1930, c’est précurseur !
Chalet familial
Une nouvelle étape de la relation entre Anna et Dorothy sera l’achat ensemble d’un chalet dans le Semmering, qu’elles transformeront en lieu de vie joyeux et convivial où les deux familles se retrouveront le week-end. Quant à elles, elles s’y rendent tous les mercredis après-midi pour s’occuper de la maison, du potager, de leur vache et de leurs poules, et reviennent à Vienne la voiture chargée des produits de leur « mini-ferme ».
A partir de 1933, l’antisémitisme monte en Autriche. Freud attendra 1938 pour se résoudre à quitter Vienne pour Londres avec sa famille. Dorothy part la première en Suisse avec ses enfants, pour mettre sa fortune à l’abri et aider les psychanalystes juifs et leurs familles à fuir.
La famille Freud obtiendra ses visas au compte-goutte. La première à l’obtenir est Mina (la belle-sœur de Freud), que Dorothy vient chercher le 5 mai à Vienne pour l’emmener à Londres. Le 4 juin, départ pour l’Angleterre ; Freud, Anna et sa famille s’installeront dans la
célèbre maison du 20, Maresfield gardens, et Dorothy… dans une maison voisine.
Lorsque la guerre est déclarée en août 1939, Dorothy part à New York mettre à l’abri ses enfants, et elle y resta plus de sept mois. Anna vit douloureusement cette absence, aggravée par la mort de Freud un mois plus tard, ce père vénéré.
« J’ai compris très clairement ce que j’éprouvais pour vous »
Aux Etats-Unis, Dorothy tombe amoureuse d’un psychanalyste et fait part à Anna de son dilemme. C’est la fin de l’année, Dorothy attend impatiemment le télégramme de vœux de Nouvel an d’Anna, mais le 1er janvier passe et rien n’arrive. Elle est désespérée et convaincue qu’Anna, trop blessée, a coupé le lien.
Cet évènement va – paradoxalement – les déciller sur leur attachement réciproque. Dorothy écrit :
« Quelqu’un d’autre est entré dans ma vie, mais sans pour autant vous en faire sortir… mais c’est seulement maintenant que j’ai été bouleversée en comprenant que je peux vraiment vous perdre… Ma vie à de nouveau un sens, peut-être puis-je encore lui donner un prix, du moment que vous m’aidiez – car, Anna, c’est toujours vous qui devez m’aider. »
Anna ne souhaite pas le retour de Dorothy s’il est mu par la culpabilité. Une autre phrase sonne comme un aveu : « J’ai compris très clairement ce que j’éprouvais pour vous et ce que ma relation pour vous représentait… », lui répond Dorothy. Faut-il encore des preuves ? Il y en a d’autres...
Fin mars 1940, Dorothy quitte ses enfants et le confort d’un pays en paix, et reprend le chemin d’une Angleterre en guerre pour rejoindre sa compagne, quoi qu’il lui en coûte. Elles ne se quitteront plus. A Londres, elles décident de ne pas habiter ensemble, par manque de place dans la maison des Freud. Mais Dorothy s’installe à proximité.
A la fin de la guerre, en décembre 1945, Anna, épuisée par les épreuves et les privations, contracte une pneumonie. En début d’année 1946, elle frôle la mort, mais Dorothy la soigne, la veille, et l’emmènera en convalescence plusieurs semaines dans la station balnéaire de Brighton.
Posture d’austérité en public
La mort de Martha, la mère d’Anna, survient en 1951. Pour la première fois, 26 ans après leur rencontre, elles aménagent dans la maison des Freud et elles y resteront, jusqu’à la mort de Dorothy en novembre 1979. Comme en Autriche, elles achètent une maison de campagne à Walberswick dans le nord de Londres, et une autre, isolée, rien que pour elles deux, en Irlande.
Anna, dès qu’elle acquit une notoriété mondiale en tant qu’héritière et gardienne du temple de la psychanalyse, afficha avec Dorothy en public une posture d’austérité. Mais en privé, elles se montraient heureuses, fantaisistes, entourées des enfants et de nombreux amis.
Sur le plan professionnel, elles seront en alliance féconde toute leur vie pour mener à bien leurs projets d’écriture de livres, de conférences et de création d’institutions pour les enfants. Leur alliance fut également fructueuse sur le plan théorique et méthodologique. Dès 1950, elles furent invitées régulièrement ensemble aux Etats-Unis par des universités américaines.
A la mort brutale de Dorothy, Anna est très éprouvée et sombre dans un profond désespoir. Les enfants de Dorothy viennent de New York pour la soutenir, puis elle reste de long mois seule et enfermée. Les deux premières dates anniversaires de la mort de sa compagne sont un calvaire, et elle s’éteint trois ans après, à l’âge de 87 ans.
Une relation occultée ou minimisée
Après ces découvertes sur la vie de ces deux femmes, j’ai cherché à savoir comment les psychanalystes et les historiens de la psychanalyse évoquaient cette relation. De manière surprenante, elle a été soit occultée, soit minimisée. Un florilège d’euphémismes a été utilisé pour décrire leur relation : amie intime, amie chère, tendre amie, vieille amie, vieille fille, célibataire, collègue, partenaire de voyage, jumelle… mais jamais « compagne ».
Pas même d’ailleurs dans le fameux
« Dictionnaire de la psychanalyse » de Roudinesco-Plon publié en 1997. Les auteurs ont néanmoins le mérite d’avoir consacré un paragraphe à Dorothy, qu’ils concluent par cette phrase : « Cette histoire fut en tout cas une belle histoire d’amour et de fidélité réciproque ».
Anna Freud s’est défendue à maintes reprises de cette qualification de relation homosexuelle, allant jusqu’à tenir un discours quasi-homophobe, que l’on pourrait presque apparenter à une « haine de soi » pour se protéger ; « l’homosexualité est une maladie dont il fallait guérir », écrit-elle. Par contre, elle a toujours prôné, comme son père, l’ouverture de la pratique de la psychanalyse aux psychanalystes homosexuels.
A cette époque, et même encore de nos jours, nombreuses sont les personnes homosexuelles contraintes au silence, voire au déni de ce qu’elles sont. On ne peut que saluer le courage des personnages du documentaire « Les invisibles », ce recueil bouleversant de témoignages de personnes âgées homosexuelles qui prirent le risque de vivre leur différence au grand jour.
Le secret, condition sine qua non pour continuer d’exercer
Outre le poids de l’interdit sociétal, on peut se demander comment Anna et Dorothy, en tant que psychanalystes, auraient pu faire autrement que de garder leur relation secrète. En effet, la puissante Association internationale de psychanalyse (
IPA), fondée par Freud, décida en 1920 contre l’avis de son fondateur la « règle orale », qui interdisait aux personnes homosexuelles d’être psychanalystes.
De 1941 à 1945, pendant « les grandes controverses », somme de conflits théoriques et de guerres de pouvoir qui secoua la Société britannique de psychanalyse, Anna a été accusée d’homosexualité par ses adversaires, et elle a dû s’en défendre.
Le secret entourant sa vie privée – Elisabeth Young Bruehl précise dans sa biographie d’Anna que « personne de leur entourage ne les vit jamais s’embrasser ou se toucher » – était donc la condition sine qua non pour continuer de représenter son père, les fondements de la psychanalyse, et tout simplement d’exercer en tant que psychanalyste.
Ce n’est qu’en 1973 que l’homosexualité a été supprimée de la liste des pathologies dans le Discorder Statistical Manual (
DSM), le manuel américain de référence en psychiatrie. Et c’est en 1999 (année du PACS en France), lors du congrès de Barcelone, que l’IPA a pu dépasser son « surmoi institutionnel » grâce à la fronde des psychanalystes homosexuels américains qui ne supportaient plus ce secret. Ce n’est enfin qu’en 2001 que l’IPA supprimera officiellement la « règle orale », et inscrira dans ses statuts la règle de non-discrimination.
Homophobie dans les institutions psychanalytiques
Cette histoire montre que les instituts de psychanalyse peuvent aussi se montrer aveugles et révisionnistes… Selon le « roman » psychanalytique, Anna et Dorothy eurent une relation platonique, Anna n’eut jamais de sexualité, elles étaient atteintes du syndrome de gémellité, leur œuvre commune n’était qu’une sublimation totale de leur pulsion sexuelle…. Alors que toutes les preuves de leur relation homosexuelle étaient déjà là, à la portée de tout investigateur non-thuriféraire… !
Mais allons un pas plus loin, et osons une interprétation toute… psychanalytique : de même que les patients fusionnels ont de grandes difficultés à imaginer la sexualité de leurs parents, il semblerait que les institutions aient été dans le même schéma défensif, en fantasmant l’absence de sexualité de deux parents-fondateurs, Anna et Dorothy, pour continuer à adhérer à la théorie orthodoxe et aux règles dogmatiques, sans remise en cause possible de celles-ci.
On ne peut qu’espérer que cette sortie claire du déni – merci Elisabeth Roudinesco – permettra de travailler l’homophobie qui existe encore dans les institutions psychanalytiques et chez certains psychanalystes eux-mêmes, voire revisiter certaines parties de la théorie freudienne et anna-freudienne, et ouvrir le champ des recherches sur l’histoire de ces deux pionnières de la psychanalyse.
Les lettres de Dorothy à Anna (celles d’Anna ont été perdues) restent enfouies aux
« Archives de Freud » à la bibliothèque du Congrès de Washington. Espérons qu’un jour prochain elles fassent, elles aussi, l’objet d’une publication.
Pour conclure sur cette belle histoire d’amour secrète, sait-on qu’Anna a rejoint Dorothy dans le caveau familial des Freud, en 1982, au Golders Green à Londres ? Elles peuvent maintenant reposer en paix, sans crainte, enfin.