giovedì 24 maggio 2012

Le siècle deleuzien par Nicolas Weill @ Le Monde


Le XXIe siècle sera-t-il "deleuzien" ?

LE MONDE | 

L'itinéraire de la revue Europe se confond avec une grande histoire, celle de l'engagement progressiste, antifasciste et communiste de beaucoup d'intellectuels français. Fondée en 1923 sous l'inspiration de l'écrivain pacifiste Romain Rolland, elle rassembla un bon nombre de "compagnons de route" du Parti communiste.Europe eut ainsi parmi ses animateurs Louis Aragon, Elsa Triolet, Paul Eluard et, plus récemment, le metteur en scène Antoine Vitez. Ce sont deux poètes, critiques et traducteurs qui la dirigent aujourd'hui, Charles Dobzynski et Jean-Baptiste Para. Dans un contexte déprimé pour les revues, ils s'efforcent demaintenir le cap d'une qualité d'écriture sans concession. Europe a adopté depuis longtemps le parti pris de proposer des dossiers monographiques. Ceux-ci permettent de faire le point sur l'actualité d'une oeuvre mais aussi de rassembleren un même effort d'écriture les générations qui s'en réclament.
Tel est le cas avec ce numéro d'avril dont la plus grande partie, sous la direction de deux jeunes philosophes et critiques, Evelyne Grossman et Pierre Zaoui, est vouée au philosophe Gilles Deleuze (1925-1995). Figure de proue de la philosophie des années 1960-1970, l'homme "aux yeux jaunes", aux ongles démesurément longs, à la posture provocante et à l'oeuvre protéiforme a incarné avec son compagnon d'écriture, le psychanalyste Félix Guattari (1930-1992), les positions les plus radicales de la vie de l'esprit dans la France d'avant et après Mai 68. Gilles Deleuze refusa la moindre concession au tournant qu'il jugeait"droitier" de la pensée française, dans les années 1970-1980. Ainsi fut-il très acerbe contre les "nouveaux philosophes" qui émergèrent alors.
Pourtant, on a pu voir aussi dans certaines de ses notions-clés comme le nomadisme, la "déterritorialisation", la primauté du corps, le rejet des notions de sujet et d'auteur, une sorte de préformatage du capitalisme "turbo", de boîte à outils conceptuels adaptée à des hordes de publicitaires prônant une morale libérale-libertaire mondialisée. Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello avaient mis en évidence certains processus de récupération de la pensée critique par le discours marchand.
Les contributeurs d'Europe, tous spécialistes du parcours deleuzien, font justicede cette lecture et restituent la dimension contestataire d'un penseur ayant eu avant tout pour principe de désenclaver la philosophie classique (Spinoza, les stoïciens, Bergson) en la frottant à la littérature (Beckett, Lewis Caroll), au cinéma(Fassbinder), à la peinture (Bacon), à la musique (Messiaen), etc. Même si tous affirment que la formation d'une "école deleuzienne" et d'une scolastique serait une contradiction dans les termes pour un penseur qu'horripilait toute hiérarchie, ils s'accordent sur la dimension protestataire que conserve son travail.
Ne fut-il pas le premier, par exemple, à attaquer de front et par la gauche l'"ordre patriarcal" ? L'Anti-Œdipe (Minuit, 1972) n'affirmait-il pas que la psychanalyse avait pour projet de le maintenir en place ? Un siècle plus attentif aux droits des minorités sexuelles et aux exclus devrait-il être par définition "deleuzien" ? Peut-être. Ce philosophe eut aussi le pressentiment de l'importance de la mise en réseaux des hommes et des idées avec son concept-phare de "rhizomes" (racines d'arbres à plusieurs embranchements). En cela comme en bien d'autres aspects abordés par Europe, la charge de révolte portée par ses ouvrages n'a rien perdu de sa pertinence.

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