«"Vie et mort de Paul Gény" est une réflexion sur l'erreur»
22 janvier 2013 à 11:57
TCHAT Entre réel et fiction, Philippe Artières a enquêté sur le meurtre, dans une rue de Rome, d'un aïeul de l'auteur, brillant jésuite dans l'Italie fasciste d'avant guerre. Il a répondu à vos questions.
Denis. A quel moment, dans quelles circonstances, vous a-t-on relaté cette histoire?
Philippe Artières. L’histoire familiale était dominée par un couple d’arrières grand-pères, officiant tous les deux à Nancy : l’un doyen à la faculté de droit, éminent juriste, François Gény, le grand homme; l’autre doyen de la faculté de médecine, Maurice Perrin. Ça, c’est l’histoire glorieuse. La grande Histoire. Mais, enfant, ma mère m’avait raconté que le frère de François était jésuite, et qu’il avait été assassiné. Elle ne l’avait pas connu et m’avait conté que c'était comme religieux qu’il avait été assassiné. L’histoire est un peu autre, ou tout au moins, celle que je raconte est un peu autre.
Baudoin. Quelles répercussions l’assassinat de votre grand-oncle ont-elles eues sur votre famille?
P. A. La constitution d’un petit sac en plastique, avec quelques coupures de presse, en italien et en français, et l'écriture de deux lettres rédigées, le jour même de l’assassinat par deux grands oncle et tante, de Rome où ils rendaient visite au bon père. C’est de là que je suis parti. Je n’en ai pas fait grand bruit, mais j’ai eu envie d’associer à cette entreprise de généalogie sauvage l’un de mes cousins, comédien, Nicolas Gény. Je l’ai invité à Rome, sans rien lui dire pour lui transmettre oralement ce que j’avais trouvé. Pour le reste, c’est une histoire qui commence. Ce qui va se passer, je ne sais pas.
Baptiste. Qu’apporte «Reconstitution» (1) à votre livre «Vie et mort de Paul Gény»? N’avez-vous pas l’impression d'être un peu sorti de votre rôle d’historien?
P. A. Je me suis demandé, quand je suis arrivé à Rome, comment et où retrouver la trace de Paul Gény? C'était le week-end de la béatification de Jean Paul II. Il y avait foule, beaucoup de religieux et religieuses en habit. Je suis entré dans une boutique, comme il y en a beaucoup à Rome, et j’ai acheté une soutane car il me semblait que pour travailler, écrire, inventer Paul Gény, il me fallait un corps, m’approcher du sien, expérimenter l’hérédité; mais au fur et à mesure des jours de cette expérimentation, j’ai réalisé que l’essentiel n'était pas tant de porter la soutane que de parcourir la ville, cette ville, ces rues où Paul Gény avait été assassiné.
Comprendre l'écart avec le passé, mais aussi confronter la période politique d’alors, les violences fascistes, et notamment la nuit de Florence, en octobre 1925, avec l’actualité, celle de l’arrivée de réfugiés tunisiens et libyens et la répression dont ils faisaient l’objet par la population même. C'était évidemment aussi prendre en compte le fait qu’il n’y avait pas que les sujets de l’Histoire qui avaient un corps, mais que les historiens en avaient aussi un. Que l’expérience sensible qu’ils faisaient intervenait probablement aussi sur la manière dont ils écrivaient l'événement.
Michel. Pendant que vous écriviez ce livre, quel rapport aviez vous avec cet aïeul? Se trouvait-il présent à vos côtés?
P. A. Au départ, il y avait cet aïeul, je suis allé à sa rencontre à travers ce que je connaissais le mieux, les archives, celles des jésuites en France, à Rome, celles de la police, celles de la justice. Je suis entré dans un monde, celui d’une philosophie qui était parallèle à celle que j’avais étudiée, contemporaine de Bergson, la philosophie scolastique et le renouveau thomiste, mais, en somme, tout cela m'était très étranger.
La vraie rencontre, je l’ai faite dans un bâtiment d’archives isolé, loin de tout, là j’ai trouvé le dossier de Bambino, l’assassin. Une vraie familiarité, une autre généalogie est née. Il faut dire que depuis vingt ans, j’ai beaucoup voisiné avec les écrits des criminels, des aliénés, et autres «anormaux».
Natacha. Qu’est-ce qui vous a poussé a faire ce travail de mémoire? Et pourquoi maintenant?
P. A. C’est une contre-mémoire; je suis parti effectivement d’une pratique de plus en plus courante, qui est la généalogie mais j’ai été rattrapé par l’Histoire. Par mon histoire personnelle, par celle que j'étais en train de vivre, mais aussi par ce que j’ai découvert, à savoir une série d’erreurs. Des erreurs qui émaillaient les différents récits qui étaient faits du meurtre. Le livre c’est au fond une réflexion sur l’erreur, au sens où on entend le verbe «errer», c’est-à-dire «ne pas trouver son chemin», «se perdre». Paul n’a pas trouvé ses neveux venus le visiter. Bambino a donné pour mobile de son crime le fait que sa mère s'était suicidée à la suite de l’annonce erronée faite par le curé du village de la mort de son fils, sur le champ de bataille, les historiens des religions expliquaient l’assassinat de Gény en raison de sa ressemblance avec le père Venturi, émissaire du Vatican auprès de Mussolini pendant les accords du Latran...
Jean. Pensez-vous que ce goût que vous avez pour les histoires anonymes prend racine dans ce fait divers qui a marqué votre famille?
P. A. Pour moi, il ne s’agit pas d’un fait divers. Tout au moins, ce n’est pas la manière dont je l’ai appréhendé. Le livre s'ouvre sur cette mort et se ferme sur une autre qui m’est plus intime; en somme c’est le parcours entre ces deux morts que j’ai voulu écrire. C’est pour cela que je suis parti à Rome, c’est pour cela que j’ai pris une année loin du CNRS et de la recherche.
Curieuse. Que pense votre famille de votre initiative? Avez-vous écrit ce livre pour elle? Pour honorer la mémoire de votre grand-oncle?
P. A. En partant à Rome avec ce projet je voulais me remémorer un événement que je n’avais pas connu, dont je n’avais pas été témoin. Je voulais l'écrire de manières très diverses, et j’ai très vite, en me promenant dans Rome, compris que si les écrits étaient beaucoup dans les bibliothèques, ils étaient aussi et d’abord sur les rues et les monuments; j’ai donc entrepris très sérieusement de faire apposer une plaque commémorative dans la rue San Basilio, lieu du crime. J’ai fait des demandes d’autorisation, j’ai demandé des devis, j’ai commence à solliciter la famille par souscription, sans dire véritablement quel serait l’objet de la plaque; j’ai aussi entièrement photographié tous les documents relatifs à Paul Gény et à son assassin, je les ai versés aux archives de la villa Médicis, où ils sont désormais conservés.
J’ai aussi, du moins c’est ce que je raconte dans le livre, fait une distribution de tracts portant des citations de Paul Gény, j’ai également traversé la ville en homme sandwich, avec un porte voix, en déclamant dans mon piètre italien certains extraits de son enseignement. Un autre jour, je suis allé avec mon cousin écrire à la craie sur les murs les mots que prononça l’assassin au moment du crime... Ecrire l'événement de différentes manières. La première partie du livre n’est en somme que le récit de ces écritures.
Mireille. Avez pu rencontrer à Rome les descendants de l’assassin de votre grand-oncle? Avez-vous pu accéder à des documents en leur possession?
P. A. J’ai rencontré Bambino à Reggio Emilia, où il était mort. Je l’ai rencontré dans les lieux où il avait vécu pendant quarante ans, ceux de l’asile, ceux de l’hôpital psychiatrique, puisque Bambino n’avait jamais été jugé considéré comme irresponsable; je l’ai rencontré dans ces lieux qui avaient tous fermé au début des années 1980, à la suite de la loi initiée par Franco Basaglia, cela a été bouleversant pour moi que de visiter tout ce patrimoine noir, moi qui résidait dans le temple du patrimoine, la villa Médicis.
(1) «Reconstitution, Jeux d'Histoire» Philippe Artières, Manuella éditions.
From: www.libération.fr
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