Trois réflexions sur le libéralisme
Le laisser-faire est-il libertaire ?
par Serge Halimi, juin 2013
@ Le Monde Diplomatique
L’un est un philosophe passé des marges de l’édition au statut de référence de la contestation antiproductiviste. L’autre, un normalien de 30 ans tenant séminaire à l’Ecole normale supérieure. Leurs travaux respectifs semblent camper les deux pôles entre lesquels tâtonne la gauche française.
Jean-Claude Michéa et Geoffroy de Lagasnerie s’opposent sur à peu près tout. Le premier pourfend le libéralisme culturel autant que le libéralisme économique ; le second salue en eux un « foyer d’imagination ». Tous deux s’accordent cependant pour les juger liés. C’est là que réside leur erreur commune.
Livre après livre, Michéa a creusé l’idée que les avocats d’une « transgression morale et culturelle permanente » déblayaient sur le versant gauche du champ politique le terrain des « prédateurs de la finance mondiale ». Le dernier ouvrage de Lagasnerie semble confirmer une telle intuition, puisque ce jeune défenseur de Michel Foucault, inquiet des « pulsions autoritaires » de la gauche, y oppose, avec une bienveillance appuyée, le « pluralisme » des penseurs libéraux de l’université de Chicago.
L’œuvre de Michéa, qui se réfère souvent à George Orwell et à Christopher Lasch (1), se soucie plutôt de ressusciter les traditions populaires de la gauche. Elle fustige donc avec verve sa dérive bourgeoise, marchande, ses « prétentions intellectuelles ». Estimant qu’« une propagande socialiste n’a de sens que si elle s’adresse d’abord aux “gens de peu” », Michéa recommande qu’elle privilégie « aussi bien la femme de ménage qui joue au loto tous les vendredis que l’ouvrier plongé dans la lecture quotidienne de L’Equipe, l’employé amateur de pêche à la ligne ou la petite vieille qui promène son teckel (2) ».
La construction d’idéaux-types que l’on oppose (l’ouvrier viril qui aime le football ; le bourgeois parisien qui circule à vélo) a des vertus pédagogiques, en même temps qu’elle fortifie l’humour ou la colère. Mais elle risque aussi de donner une image superficielle et dépassée de la société. Vigueur, franchise, camaraderie d’un côté ; hédonisme, artifices et profits de l’autre. Le peuple de Michéa, c’est Jean Gabin dans La Belle Equipe. Musclé, français, chef de famille. Quant à la gauche folle de modernité qu’il accable, elle paraît se résumer aux lecteurs de moins en moins nombreux de Libération et des Inrockuptibles. Ceux dont le « progressisme » n’aurait pour objet que de « désinstaller une à une toutes les traces et toutes les racines du passé ». Alors même que « si les classes populaires vivent aujourd’hui de plus en plus mal, c’est que, pour elles, les choses allaient un peu mieux avant ».
D’après Michéa, la gauche et l’extrême gauche sont trop « modernes » ? Lagasnerie leur reproche au contraire de ne pas l’être assez. Prenant appui sur des cours donnés par Foucault au Collège de France, il redoute que la mise en accusation du néolibéralisme ne dissimule la nostalgie d’un monde autoritaire, bureaucratique : « Nous touchons ici à un problème central, auquel sont confrontés tous les grands auteurs radicaux : comment désamorcer la pulsion passéiste ou réactionnaire nécessairement inscrite au cœur de tout projet critique ? Comment mettre en cause un ordre présent sans que cela débouche, quasi automatiquement, sur une adhésion à l’ordre ancien ou sur la perception de celui-ci comme un moment que l’on ne peut que regretter ? Et donc comment concevoir une investigation critique du néolibéralisme qui ne présenterait pas de manière valorisée ce que le néolibéralisme a défait, qui ne s’adosserait pas, consciemment ou inconsciemment, aux valeurs prélibérales ? »
Des catégories intellectuelles
manquant d’épaisseur sociale
Michéa et Lagasnerie sont à la fois adversaires et complémentaires. Si l’un n’existait pas, l’autre l’aurait inventé. Là où le premier entrevoit dans le dynamitage des « limites morales et naturelles » traditionnelles l’« indispensable volet culturel du libéralisme », le second défend une « perception positive de l’invention néolibérale » au service des « mobilisations minoritaires » et de la « critique radicale des fondements de l’exercice du pouvoir disciplinaire ». Des penseurs néolibéraux comme Gary Becker (3) auraient, nous dit Lagasnerie, élargi l’espace de la liberté personnelle en délégitimant l’Etat et ses mécanismes de contrôle social. Toute décision humaine — mariage et crime compris — relevait en effet à leurs yeux d’un calcul économique. Ils nous auraient ainsi dégagés des grands jugements moraux, du recours aux psychiatres, des « opérations de classification des individus entre normaux et anormaux ». En somme, l’université de Chicago a relayé l’école de Francfort (4).
Des passerelles existent bien entre les deux systèmes de pensée. Certains libertariens américains réclament à la fois la dépénalisation du cannabis, le droit au mariage homosexuel et le démantèlement total de l’Etat social. Toutefois, des personnalités aussi peu effacées qu’Augusto Pinochet, Ronald Reagan, Margaret Thatcher ou Deng Xiaoping ont rappelé qu’on pouvait mettre en œuvre le néolibéralisme et maintenir, voire consolider, les dispositifs étatiques de contrôle social et de répression. Inversement, l’univers ne manque pas d’artistes, de libres-penseurs, d’athées, de noctambules, de toxicomanes qui exècrent le capitalisme financier. Cela, Michéa et Lagasnerie le savent ; il leur arrive d’ailleurs de le signaler furtivement. Et pourtant…
Pourtant, leurs postulats opposés campent deux lignes d’autant plus séduisantes intellectuellement, cohérentes même, qu’elles citent ou interprètent des textes, composent des catégories, mais sans interroger leur épaisseur sociologique ou leur destin historique. Ainsi, lorsque Michéa prétend qu’« un militant de gauche est essentiellement reconnaissable, de nos jours, au fait qu’il lui est psychologiquement impossible d’admettre que, dans quelque domaine que ce soit (5), les choses aient pu aller mieux avant », de quel militant de gauche parle-t-il au juste ? Se peut-il réellement qu’il les croie tous atteints du « complexe d’Orphée », c’est-à-dire soumis à une « croyance métaphysique dans le sens de l’histoire », terrorisés par l’« interdiction religieuse de regarder en arrière » ? Jusqu’à une date récente, on reprochait plutôt à la gauche sa posture nostalgique, ses présidences qui commençaient au Panthéon, sa manie des commémorations (6).
Michéa force également le trait en prétendant que la droite aurait, de son côté, cessé d’être réactionnaire. Car, un peu comme celle du « petit peuple », sa définition de la réaction — précapitaliste, nostalgique de l’Ancien Régime, soumise au pouvoir de l’Eglise — semble consigner celle-ci dans un passé révolu. Ce qui lui permet de rattacher les deux camps concurrents à une même fascination hébétée de la modernité, du marché, de l’individualisme, du déracinement, du cosmopolitisme bohème. Pourtant, la récurrence au sein de la droite de propos hostiles à la Révolution française, à la souveraineté populaire, tout comme la vigueur des cortèges de familles catholiques révulsées par le mariage homosexuel, suggèrent que les réactionnaires n’ont pas tout à fait disparu avec Charles Maurras.
Lagasnerie, lui, ne s’intéresse pas à l’histoire politique du néolibéralisme. Il sait bien que Milton Friedman a conseillé Pinochet ; Friedrich Hayek et Becker, Reagan et Thatcher. Mais cela ne l’empêche pas de prétendre que leurs travaux ont « dédramatisé la réflexion sur le crime », l’ont « débarrassée de l’emprise qu’exercent sur elle des catégories morales et moralisantes » : « Avec le néolibéralisme, l’ensemble du système pénal s’écroule et se trouve déstabilisé, puisque ce système repose sur la pathologisation du criminel et le pouvoir psychiatrique. » Singulière déstabilisation qui, du temps de Reagan et de Thatcher (pour ne rien dire de Pinochet), pénalisa la misère et expédia un nombre record de détenus dans les couloirs de la mort. Les libéraux auraient estimé pourtant qu’une telle répression avait « un prix — en termes d’effectifs de police, de fonctionnement de la justice, etc. Par conséquent, l’idée même d’identifier et de punir l’ensemble des criminels est absurde. Le coût d’une telle politique serait (…) très largement supérieur aux bénéfices que la société en retirerait ».
Le pari perdu de Michel Foucault
Dans le monde réel, les libéraux ont dû faire d’autres calculs… Et ils ne se sont pas contentés de produire des textes universitaires : ils ont épaulé des politiques publiques. Avec le même tropisme positiviste, leurs théoriciens les plus attachés à l’« économie du crime » ont déduit que, compte tenu du coût de celui-ci pour la société (vols et cambriolages, meurtres, systèmes de protection et de gardiennage, assurances, traumatismes psychiques, etc.), toutes les dépenses du système carcéral en devenaient justifiées, avantageuses même.
Au demeurant, si, comme le croient les économistes néoclassiques, le criminel calcule avant de commettre son forfait, il importe alors d’élever sans cesse le prix du crime (peines interminables, brimades, exécutions) dans l’espoir d’amener tous ceux qu’il tente encore à déduire, rationnellement, que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Un tel raisonnement a réduit en cendres la construction, largement spéculative, qui associe les ultralibéraux au libéralisme pénal et judiciaire. En 1978-1979, lorsqu’il donnait ses cours au Collège de France, Foucault pouvait, à la rigueur, tenter un pari contraire. Quelques décennies plus tard, les jeux sont faits — et le pari perdu.
Le travail intellectuel continue donc. Mais notre salut éventuel ne surgira ni de la réinterprétation émerveillée des théories néolibérales, ni de la résurrection du prolétariat du siècle dernier.
Nessun commento:
Posta un commento