L'Humanité, 13 Janvier 2004
Libertés. Histoire de la folie. Par Catherine Clément
Alors comme ça, ça recommence. L'occupation de l'espace, les contrôles policiers, les quadrillages, la colonisation. Où cela ? Presque partout sur la carte du monde, sauf dans l'Union européenne, c'est-à-dire en Europe, où est née la psychanalyse. Et en France ? Pas encore, mais cela pourrait bien. C'est même pour cette raison qu'on est ici.
J'ai relu hier au soir l'Histoire de la folie, de Michel Foucault, livre publié en 1961. En un éclair, j'ai retrouvé intacte la lumière frémissante de la soutenance de thèse de Michel Foucault, un an plus tôt, dans une incroyable atmosphère de liberté. Dans cette histoire de l'Europe que dessine l'exclusion des fous au Moyen ¶ge au médecin psychiatre, Foucault racontait lui aussi l'aventure de nos libertés. 1960, c'était aussi l'année des décolonisations en Afrique de l'Ouest, " les soleils des indépendances ", comme disait le génial romancier ivoirien Amadou Kourouma, que je pleure. Deux ans plus tard, c'était au tour de l'Algérie.
Histoire de la folie, histoire de l'Europe, histoire de France, où nous aurons vécu un véritable élargissement de l'esprit, au sens où on élargit un condamné. Ce fut, avec Lacan, le début d'une victoire de la psychanalyse, que Foucault trouvait " désaliénante ", pourvu qu'on se débarrasse de la figure du médecin. Je cite : " Le médecin, en tant que figure aliénante, reste la clef de la psychanalyse. C'est peut-être parce qu'elle n'a pas supprimé cette structure ultime, et qu'elle y a ramené toutes les autres, que la psychanalyse ne peut pas, ne pourra pas entendre la voix de la déraison, ni déchiffrer pour eux-mêmes les signes de l'insensé. " Pour enchaîner la folie, il y avait d'abord eu les prêtres, puis les magistrats, enfin les médecins, mais en ces années-là, celle de l'antipsychiatrie, l'histoire de la folie cheminait vers une libération. C'était possible ; et ce fut mieux. Mieux pour les homosexuels, pour les femmes, mieux pour les corps, les enfants, leur naissance, mieux enfin, pour cette figure du désir que Foucault appelle souvent l'Étranger.
Parlons de ça, justement, de l'Étranger. " Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime ", tel est le fragment poétique qui introduit le livre de Foucault. Étrangeté légitime : oui, il faut en reparler.
Foucault appelle " le grand renfermement " la création de l'hôpital général à Paris en 1656 (6 000 personnes, soit 1 % de la population parisienne, quelques années plus tard). On y enferme en vrac les mendiants et les oisifs, premiers visés, avec les luxurieux, les libertins, les voleurs, les athées, les putes, les compagnons, les vagabonds. Et les fous ? Comme de bien entendu. Et Foucault observe, bon prophète, que ce geste de répression du pouvoir monarchique a été précédé d'une mortelle épidémie de maladie vénérienne, la syphilis, qui sera vaincue par les antibiotiques juste avant la Seconde Guerre mondiale. Maladie vénérienne suivie d'une Grand Renfermement, nous y sommes : à peine cinquante ans de liberté sexuelle, et le sida commence à la fin des années soixante-dix. Passée la compassion, et puisque le sida tue surtout dans les pays pauvres, voici le Grand Renfermement.
Il menace depuis longtemps déjà, des deux côtés du monde : il est au cour de l'intégrisme chrétien de George Bush Junior, il est au cour de l'intégrisme islamique d'Oussama Ben Laden. Leurs ennemis sont les mêmes : les homosexuels, les femmes, les libertés des corps, et l'Étranger. Les homosexuels sont sacrilèges, les femmes qui avortent, impures, celles qui sont infidèles, bonnes à lapider, les corps étaient trop libres, il faudra les tenir, et quant à l'Étranger, il incarne la menace. Bon à enchaîner comme à Guantanamo, ou simplement à tuer et ce, partout au monde. Personne ne circule plus, plus rien ne bouge, la mort.
Et chez nous, ça nous envahit mine de rien par la droite, avec l'assentiment d'une député de gauche, qui n'a rien compris, en l'absence des autres. Bravo ! Que veut-on quadriller ? Notre espace intérieur. Que veut-on contrôler ? L'espace de liberté qui s'exprime dans la cure de psychanalyse. Le secret qui s'y noue, la parole qui délivre. C'est indéfinissable ? Justement. Il n'y a pas de garantie ? C'est certain. Vous ne pouvez pas nous garantir l'excellence de vos thérapeutes ? Mais alors, vous n'obéissez plus au principe de précaution ? Bien sûr que non !
C'est par là, par le principe de précaution, que s'est introduite la fouine totalitaire. Rien n'est plus contraire à la vie que le principe de précaution : le suivre, c'est vivre en chambre stérile, et stérile est un mot mortel. Ce Grand Renfermement qu'on nous prépare est une chambre stérile au visage judiciaire, une invasion mentale en provenance d'une civilisation d'avocats et de juges, qui n'est pas celle de la vieille Europe. Et pourtant, ça menace ! Doigt pointé. Tout comme le quadrillage des psys, la délation est à l'ordre du jour : pédophiles, maltraitants, prière de les dénoncer, ça fait froid dans le dos. J'ai peur de cette phobie du risque ; cela me rappelle l'occupation nazie, quand les juifs étaient des menaces sanitaires, parce qu'ils étaient sales - ça, je l'ai entendu. Oui, la vie est risquée, oui, il y a des germes dans l'air que l'on respire, il y en a dans nos ventres et ça vaut mieux pour eux, oui, on mourra un jour, on n'est pas immortel. En Europe, on sait cela.
Il y a, dans les Paravents, de Jean Genet, une scène récurrente. Quelqu'un meurt, traverse un paravent de papier, le crève, et se retrouve avec les morts. C'est ça ? dit le mort qui arrive - Eh oui ! - répondent les morts déjà morts - Et on fait tant d'histoires ? demande le nouveau mort. - Eh oui... disent les autres. Peut-être serait-il temps d'avertir nos censeurs : oui, le risque fait partie de la vie, et la vie s'achève avec la mort. Éliminer le risque, vouloir la pureté, la propreté, le sain ? En Europe, nous savons où cela nous conduit.
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