La crise, moteur du capitalisme
André Orléan
Le Monde du mardi 30 mars 2010
L’histoire du capitalisme se confond avec l’histoire de ses crises. Sur la période 1970 à
2007, on ne compte pas moins de 124 crises bancaires, 208 crises de change et 63 crises de la
dette souveraine1 ! Même si la plupart d’entre elles restent limitées à des pays périphériques,
cela n’en demeure pas moins un constat très impressionnant. Devant de tels chiffres, l’idée
d’une autorégulation par les marchés apparaît comme grandement insuffisante. Pour
comprendre comment le capitalisme gère ses excès, il semble que l’hypothèse alternative
d’une régulation par les crises ne manque pas d’arguments. Pour s’en convaincre, il n’est que
de considérer ce qu’on nomme les « grandes crises » ou crises structurelles. Parce qu’elles
sont des périodes de profonde mutation, leur rôle dans l’évolution historique du capitalisme
est crucial. La plus célèbre d’entre elles est la grande dépression (1929-1939). Il s’agit de
crises profondes, non seulement quantitativement par leur intensité, mais également
qualitativement par l’ampleur des transformations institutionnelles qu’elles initient. Ces crises
ont pour origine l’épuisement d’un modèle de croissance qui ne réussit plus à contenir ses
déséquilibres. Pour repartir, le système économique a besoin de nouvelles règles du jeu, de
nouvelles institutions, de nouveaux compromis. Tel est l’enjeu des grandes crises : réinventer
un nouveau modèle de croissance. Ainsi, au cours de la période 1929-1945, le capitalisme a-t-
il dû se transformer profondément en proposant un projet original fondé, non plus sur la
concurrence à tout va, mais sur une adéquation permanente, centrée sur la grande entreprise
industrielle, entre augmentations du salaire réel, gains de productivité et croissance. Pour
désigner ce modèle qui émerge au sortir de la seconde guerre mondiale, on parle de
« régulation fordienne » par référence à Henry Ford qui avait compris que, pour vendre ses
automobiles et faire des profits, ses ouvriers devaient être bien payés. Après avoir conduit à
une exceptionnelle prospérité, connue sous le nom des « trente glorieuses » (1945-1973), le
régime fordien entre, à son tour, en crise. Ce fût la stagflation des années 70 (1973-1982) qui
mêle d’une manière totalement inédite inflation et croissance faible. Si cette grande crise
diffère fortement de la crise de 1929, sa signification reste identique : la fin d’une époque et
l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme. En conséquence, suite à la stagflation, au
début des années 80, émerge le capitalisme financiarisé, encore appelé « capitalisme
patrimonial » ou « capitalisme néolibéral ».
La rupture avec le régime antérieur est prodigieuse, tout particulièrement par
l’ampleur que connaît la dérégulation financière. On assiste au démantèlement progressif du
cadre réglementaire qui, fait notable, avait conduit à l’élimination de toute crise bancaire
durant la période fordienne, entre 1945 et 1970. Politiquement, c’est l’arrivée au pouvoir des
gouvernements libéraux de Thatcher au Royaume-Uni (mai 1979) et Reagan aux États-Unis
(janvier 1981) qui marque le début de cette nouvelle phase. Mais, du point de vue de la
régulation économique, l’origine de ce nouveau capitalisme est à trouver dans la
transformation révolutionnaire que connaît la politique monétaire. Désormais l’inflation
devient la cible prioritaire. Pour la combattre, Volcker mis à la tête de la Réserve fédérale en
1979 procède à une augmentation étonnante du taux d’intérêt à court terme jusqu’à atteindre
20% en juin 1981. Cette politique engendre une mutation complète et définitive du rapport de
forces entre débiteurs et créanciers au profit de ces derniers. Désormais, les possesseurs
d’actifs financiers ne risquent plus de voir leur rentabilité rongée par l’inflation. Ils ont les
mains libres. C’est le début d’une période de vingt cinq ans qui a pour caractéristique centrale
de placer la finance de marché au centre de la régulation, bien au-delà de la seule question
technique du financement. Pour le dire simplement, ce sont les marchés financiers qui
désormais contrôlent les droits de propriété, ce qu’on n’avait jamais connu auparavant. Dans
les capitalismes antérieurs, la propriété du capital s’exerçait principalement sous la forme du
contrôle majoritaire au sein de structures spécifiques hors marché, à l’exemple de la hausbank
allemande ou du contrôle familial. Dans le capitalisme patrimonial, il en va tout autrement.
C’est le marché lui-même qui possède et contrôle le capital. Le représentant emblématique du
capitalisme patrimonial est l’investisseur institutionnel. Il est porteur d’une nouvelle
gouvernance des entreprises centrée sur la « valeur actionnariale ».
La crise actuelle qui débute en août 2007 doit, selon nous, être comprise comme
marquant l’arrivée aux limites du capitalisme patrimonial et son entrée en grande crise.
Comme les capitalismes précédents, il succombe lorsque le principe même de son dynamisme
se retourne contre lui pour devenir source de déséquilibres. En l’occurrence, c’est la question
financière qui s’avère déterminante. Le capitalisme néolibéral ne réussit plus à contrôler
l’extension de son secteur financier dont le poids devient handicapant à partir d’un certain
seuil. Pour le voir, considérons l’endettement total des États-Unis. Entre 1952 et 1981, durant
la période fordiste, sa croissance reste modérée : de 126% à 168% du PNB. Pendant la phase
néolibérale, ce même ratio explose pour atteindre 349% en 2008 ! De même pour le total des
actifs financiers des USA. Il reste stable de 1952 à 1981, entre 4 et 5 fois le PNB, pour se
mettre ensuite à croître fortement jusqu’à plus de 10 fois le PNB en 2007. Au niveau mondial,
l’observation est identique : le total des actifs financiers qui vaut 110% du PNB mondial en
1980 atteint 346% en 2006. Si, dans un premier temps, l’expansion financière a participé à la
formation de la croissance néolibérale, il apparaît qu’aujourd’hui, elle est devenue
disproportionnée. Pensons que ce secteur s’approprie 40% des profits totaux états-uniens en
2007, contre 10% en 1980, alors qu’il ne représente que 5% de l’emploi salarié. La démesure
est extrême. Elle pèse sur l’ensemble de l’économie par de nombreux canaux. D’abord au
travers des exigences de rentabilité. La mondialisation financière des droits de propriété a
donné aux actionnaires relayés par les investisseurs institutionnels une puissance inédite. Elle
a permis l’émergence d’une norme de rendement aux alentours de 15% pour les sociétés
cotées. Cette exigence de rentabilité est intenable à long terme. Trop peu d’activités
industrielles offrent des rendements aussi élevés. En conséquence, faute d’emplois rentables,
sous la pression de la valeur actionnariale, les entreprises ont été amenées à rendre le capital
aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’action. On sait qu’aux États-Unis,
l’émission nette d’actions est négative depuis une quinzaine d’années. Autrement dit, le
marché boursier finance les actionnaires et non l’inverse. Parce qu’elle pèse sur la croissance
des pays développés et nourrit les stratégies de délocalisation, cette rentabilité exigée conduit
à une baisse importante de l’emploi manufacturier en Europe et aux États-Unis. La deuxième
conséquence s’en déduit immédiatement : une forte pression sur les salaires. Elle découle
d’un rapport de forces très inégal entre une représentation unifiée des actionnaires et une
extrême fragmentation des organisations syndicales. En conséquence, alors que, dans le
régime fordiste, une part importante des gains de productivité revenait aux salaires, ce qui
nourrissait le dynamisme de la demande, ceci n’est plus vrai dans le capitalisme patrimonial.
Le salaire réel stagne, ce qui constitue un frein permanent à la croissance économique. D’où
le recours à l’endettement des ménages avec les effets que l’on connaît. Troisième
conséquence : une montée massive des inégalités. En effet, une caractéristique essentielle de
la nouvelle gouvernance d’entreprises est d’avoir fait basculer le haut management du côté
des propriétaires. C’est toute la question des nouvelles règles de rémunération visant à aligner
les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Il s’en est suivi un éclatement des
inégalités dans les pays développés. L’écart entre le salaire moyen des ouvriers et le salaire
des dirigeants est passé de 40 à 500 aux USA. Encore plus impressionnant, si l’on considère
aux USA, les 90% des salariés les moins riches et qu’on compare leur revenu moyen au
revenu moyen des 1% les plus riches, alors que sur la période 1933-1973, un certain
rattrapage est observé, sur la période 1973-2006, on constate qu’en termes réels, le revenu
moyen des premiers décroît légèrement quand il est multiplié par 3.2 pour les seconds. De
telles inégalités ont des effets politiques autant qu’économiques. À terme, c’est l’unité du
corps social qui se trouve mise en péril.
Il est frappant de constater à quel point les marchés se sont montrés incapables
d’infléchir ou même simplement de modérer ces déséquilibres. C’est une leçon qu’il faut
garder à l’esprit. Ainsi, selon la théorie de l’efficience financière, la concurrence aurait-elle du
accroître le bien être des emprunteurs hypothécaires en leur fournissant des produits de bonne
qualité, capables de gérer efficacement les risques que comporte l’accession à la propriété, à
des coûts faibles. C’est au nom d’un tel résultat qu’a été justifiée la libéralisation des marchés.
Et non pour accroître les bonus bancaires. Il n’en a rien été. De même, attirés par de fortes
rémunérations, un grand nombre de nos ingénieurs les mieux formés migre vers le secteur
financier. Est-ce là une situation satisfaisante lorsqu’on songe à tous les défis techniques que
nous aurons à affronter ? L’entrée en crise correspond au moment où ces déséquilibres
prennent une ampleur telle que la cohérence d’ensemble se trouve remise en cause. La
question d’une nouvelle régulation est alors ouvertement posée. Cependant, la crise n’offre
pas de solution toute prête. Loin de là, dans un premier temps, elle ne fait qu’aggraver les
problèmes car elle accentue les tendances propres au capitalisme patrimonial. Prenons la
question financière. Durant les quinze dernières années, le secteur bancaire a évolué vers un
haut degré de concentration autour d’un tout petit nombre de très grandes banques. Cette
évolution est problématique parce qu’elle produit des géants qui, en raison de leur taille, sont
porteurs d’un risque systémique. En conséquence, les autorités publiques se trouvent de facto
contraintes de leur venir en aide en cas de difficultés. Tous les économistes sont d’accord
pour juger qu’une telle situation n’est pas acceptable. Elle conduit ces acteurs à prendre des
risques excessifs puisque les profits leur reviennent alors que les pertes sont socialisées. Or, la
crise et les mesures d’urgence prises par les autorités publiques ont encore accentué la
concentration du secteur bancaire. Bear Stearns, Lehman Brothers, Merrill Lynch, Wachovia
et Washington Mutual ayant disparu, les banques restantes sont devenues encore plus
importantes. Autrement dit, les banques déjà trop grandes pour faire faillite sont devenues
encore plus grandes ! Dans ces conditions, démanteler ces conglomérats énormes, par
exemple en séparant banque d’investissement et banque de dépôts, devrait être un objectif
prioritaire. Une banque trop grande pour faire faillite devrait également être trop grande pour
exister. Mais une telle politique suppose une mutation en profondeur des esprits. Pour
l’instant, elle semble bien éloignée. Globalement, le G20 continue à penser dans le cadre du
capitalisme néolibéral. Cependant si notre diagnostic est exact, la persistance de la crise
nécessitera un changement de paradigme.
Les difficultés à venir sont de deux ordres : non seulement le maintien d’un chômage
de masse dans les pays développés, ce qui n’est déjà pas rien, mais également l’apparition de
problèmes monétaires. Notons que jusqu’à maintenant, la crise a été principalement de nature
financière et bancaire. Les autorités publiques ont réussi à la contrôler grâce au maniement
vigoureux de l’arme monétaire. Pour le dire simplement, elles ont noyé les difficultés sous les
liquidités avec l’aide active des banques centrales. Cependant, aujourd’hui, la masse des
liquidités ainsi produites associée à la croissance vertigineuse des dettes publiques fait entrer
la crise dans un nouveau stade où la question de la valeur des monnaies arrive sur le devant de
la scène. En la matière, les lieux d’une possible rupture ne manquent pas : quid de
l’hégémonie du dollar, de l’unité de la zone Euro, de la parité du yuan ou de la faiblesse de la
livre sterling ? C’est la cohésion internationale du néolibéralisme qui se trouve alors mise en
question. Les forces d’ébranlement apparues au grand jour en août 2007 n’ont pas encore fini
de faire sentir leurs effets dévastateurs.
1
Luc Laeven et Fabian Valencia, « Systemic Banking Crises : A New Database », Document de travail du Fonds
Monétaire International, WP/08/224, Washington, novembre 2008.
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